mardi 19 juin 2018

Correspondance d'Albert Camus et Maria Casares (partie 2 : Maria Casares)

La révélation de cet ouvrage, c'est l'actrice Maria Casares. Bien sûr, je savais que c'était une grande comédienne mais je ne connaissais pas sa plume. Peut-être parce que je suis une femme, peut-être parce qu'elle est celle qui me semble avoir dû faire le deuil de certaines choses par amour, j'ai ressenti beaucoup d'empathie pour elle. 
Sais-tu ce que cela représente pour un être qui aime et qui meurt d'orgueil et de besoin d'absolu, de rentrer tous les soirs pour imaginer des scènes d'intimité, voire de tendresse, qui se passent ailleurs ? [...] Et Catherine et Jean et tous ces mots que je ne peux plus entendre prononcer autour de moi sans chavirer, sans ressentir au creux de l'estomac comme une envie de vomir. 
On sent bien qu'elle évite de parler de l'enfant qu'elle aurait aimé avoir avec Camus mais elle le mentionne malgré tout une fois, lui n'y fera jamais allusion :
... je me suis surprise à désirer avoir un enfant de toi et à te souhaiter près de moi pendant l'accouchement. 
Elle écrit ce qui est pour moi la plus belle phrase de cet échange (si un homme souhaite me faire le même compliment, je suis prête à lui pardonner de plagier Casares, et même de mentir):
Or ce que tu es, est ce que j'aurais rêvé d'être si j'étais née homme. 
Elle aussi analyse l'évolution de leur amour et lui fait comprendre qu'elle a confiance, malgré la concurrence:
Jusque-là nous avons dévoré les jours et l'amour que chaque heure nous apportait et nous n'avons pas eu le temps de nous regarder, de nous voir, de nous chercher.
Tu pourrais m'annoncer que tu pars faire le tour du monde avec un bel objet nouvellement trouvé et nouvellement aimé, je n'arriverais pas à me dessaisir de cette assurance profonde où je suis lorsqu'il s'agit de nous. Moi-même, soudain face à un être qui éveillerait tous les symptômes de mon amour, je n'y croirais pas et j'attendrais patiemment que ça passe. 
Mais dans tout cela, il est tout de même clair que tu règnes en maître et que tout cela est fait de toi comme de moi, à jamais mêlés, et que ce que je suis maintenant n'est plus ce que j'ai fait de moi, mais ce que nous avons fait de moi. 
Elle n'hésite pas au début, à refuser des tournées qui l'éloigneraient de Camus et il semble qu'elle fait plus de sacrifices que lui sur ce plan-là. Puis sa carrière décolle prodigieusement et elle travaille énormément. C'est une vraie comédienne, passionnée de spectacle vivant et pour qui le cinéma et la radio sont des gagne-pains. De ce fait, cette correspondance enchantera les amateurs de théâtre. On sent qu'elle a souvent du mal à joindre les deux bouts dans les premières années et a parfois un emploi du temps de folie pour gagner de quoi vivre, contrairement d'ailleurs à Camus dont les lettres donnent l'impression, les premières années, qu'il est bien plus oisif. 
Elle lit beaucoup, parfois sur les conseils de Camus et j'ai beaucoup aimé les passages dans lesquels elle donne ses impressions de lecture, notamment sur Proust. 
Je continue Proust- parfois il m'enchante, parfois, il m'ennuie, parfois il m'agace. Dis-moi, mon chéri, n'est-il pas pédéraste par hasard ? Il écrit souvent comme une femme mais plus souvent encore comme une tante. 
J'ai aussi apprécié que Camus soit attentif à ses impressions et ait envie de relire un roman qu'il lui avait conseillé et qu'elle n'a pas aimé. Elle m'a touchée dans sa relation à Jouvet que Camus et elle n'apprécaient guère. Sa mort la bouleverse et lui donne quelques remords. Ils étaient un peu deux visions opposées du théâtre. Comme Camus, elle n'échappe pas aux clichés et le nord en prend pour son grade:
Les Nordiques sont étrangement neutres ou désagréables et si les Picards nous ont montré malgré leur enthousiasme bruyant un visage parfaitement abruti, les Lillois eux les gagnent [sic] en mauvaise foi. 
Elle est émouvante dans la relation qui l"unit à son père avec qui elle sera aux petits soins jusqu'à sa mort. Et puis surtout, Maria Casares est drôle, bien plus drôle que Camus et taquine:
Et les hommes n'ont pas d'ovaires. On ne peut décharger leurs responsabilités sur quoique ce soit ! Fichtre alors ! 
En 1956 commencent les premiers passages qui évoquent une possible disparation ou une rupture et évidemment, à l'aune de la tragédie à venir, c'est extrêmement émouvant de lire:
Ah ! comment est-il possible que des êtres comme toi disparaissent un jour de ce monde ! 
Six mois avant la mort de l'écrivain, elle lui écrit:
Non, la mort ne sépare pas, elle mêle un peu plus au vent de la terre les corps qui s'étaient déjà unis jusque l'âme. 
Difficile de ne pas avoir la gorge nouée quand elle le conjure de ne pas passer la voir en novembre alors qu'il est débordé de travail. Ils ne se reverront plus.

Merci à Catherine pour m'avoir soufflé la phrase d'introduction de ce billet. 

                                                          

10 commentaires:

  1. Vous parlez très bien je trouve de cette correspondance. Je l'ai beaucoup aimée, avec de très nombreuses pages très émouvantes.

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    1. Merci. Vous avez raison, on ressent de l'émotion.

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  2. Une deuxième partie qui semble donc aussi belle -et peut-être encore plus touchante ?- que la première, donc... mais j'avais déjà noté, de toutes façons.

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    1. Bien sûr il n'y a en réalité qu'une seule partie. Mes deux parties sont artificielles.

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  3. Je l'ai noté déjà et j'ai beaucoup apprécié les extraits que tu nous donnes :0)

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  4. J'ai failli le prendre à la bibliothèque, ce sera pour plus tard quand j'aurai plus de temps, vu le nombre de pages.

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    1. Il ne faut pas être effrayé par le nombre de pages.

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  5. je la connais aussi uniquement comme actrice, j'ai bien envie de découvrir le reste!

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