mardi 16 janvier 2018

La douleur de Marguerite Duras

Ce livre se compose de plusieurs récits se déroulant tous à l'époque de la seconde guerre mondiale. Il est relativement difficile de les englober dans un même avis parce que leur intensité, et à mon avis, leurs qualités, ne sont pas comparables. Certains m'ont laissée de marbre mais il est vrai qu'il était très difficile de passer après La Douleur, le premier texte, qui traite de l'attente de Marguerite Duras à la fermeture progressive des camps et au retour des déportés, puis de ce qui se produit après le retour de celui qu'elle attend. Ce texte est très fort et émouvant. Je pourrais en citer de longs extraits et il m'est difficile de choisir. En tant que membre du PC, avec lequel on sent pourtant qu'elle a récemment pris de la distance, elle critique De Gaulle et ne pardonne ni sa phrase, "Les jours des pleurs sont passés. Les jours de gloire sont revenus", ni son silence sur les camps. Elle s'interroge sur la nationalité allemande:
On est étonné. Comment être encore Allemand? On cherche des équivalences ailleurs, dans d'autres temps. Il n'y a rien. D'autres resteront éblouis, inguérissables. Une des plus grandes nations civilisées du monde, la capitale de la musique de tous les temps vient d'assassiner onze millions d'êtres humains à la façon méthodique, parfaite, d'une industrie d'état. 
La scène au cours de laquelle les deux amis de Robert Antelme (appelé ici Robert L. pour une raison que je ne m'explique pas), habillés en vêtements militaires, l'un vêtu d'ailleurs du costume de colonel de Mitterand, alias François Morland, son nom de résistant, viennent le chercher dans les camps, l'habillent en soldat et le soutiennent pour qu'il puisse sortir du camp avant que la mort ne le prenne est d'une force incroyable. Puis, il y a les retrouvailles avec cet être qui ne ressemble plus à celui qui est parti, ce qui rappelle immanquablement un passage fort de L'Espèce Humaine, qu'écrira  Robert Antelme, et cette lutte avec la mort pendant des semaines, réapprendre à manger sans en mourir, et ces passages indispensables car extrêmement parlants sur les excréments de Robert: 
Pendant dix-sept jours, l'aspect de cette merde resta la même. Elle était inhumaine. Elle le séparait de nous plus que la fièvre, plus que la maigreur, les doigts désonglés , les traces des coups des S.S. 
Comment ne pas être profondément touché par cet être qui revenant des camps, n'a pas mangé à sa faim pendant très longtemps et qu'on doit rationner pour le garder en vie, au point qu'il en arrive à voler dans le frigidaire?
Marguerite Duras mentionne le fait qu'après l'écriture de L'espèce humaine, il n'a plus parlé des camps. Jamais, dit-elle. La lecture de l'entretien entre le seconde épouse de Robert Antelme et Laure Adler, entretien truffé de fautes mais passionnant car il m'a menée à m'interroger sur La Douleur, sur ce droit que s'est arrogé Duras de décrire Antelme dans des postures on ne peut plus délicates, dément cette idée. 
J'ai tellement parlé de La douleur que je n'ai plus envie de m'étaler sur les autres textes. Je vais tout de même mentionner le fait qu'un autre récit mentionne le besoin, l'envie de torturer et Duras le clame, celle qui souhaite cette torture, c'est elle. 
A vous de décider si La Douleur est un texte qu'il faut lire. Je n'ai pas de réponse. Je sais qu'il m'a emmenée là où je n'avais pas forcément envie d'aller mais que j'y suis allée consentante et avec l'impression d'avoir vécu un instant très fort, qui répondait à L'Espèce humaine, qui me permettait sans doute de rester encore un peu avec cet homme que j'ai admiré. Pour autant, sur le fond, c'est tout ce que je n'aime pas, ce non-respect de la vie d'autrui. Mais comme tout un chacun, je suis un être plein de contradictions et on touche ici à l'une des questions éthiques de la littérature : la force et la beauté d'un texte justifient-ils l'usurpation de morceaux de vie? 

Publié en 1985 aux éditions P.O.L. 

Merci à mon CDI grâce à qui je vais poursuivre la découverte de l'auteure, de sa plume et de sa personnalité, décidément pleine de facettes. 
A conseiller à ceux qui ont lu "L'espèce humaine" et sans aucun doute à ceux qui souhaitent aller voir l'adaptation qui sort le 24 janvier au cinéma.

22 commentaires:

  1. C'est une lecture qui m'a beaucoup marquée et j'avais été assez déroutée par les textes qui suivent "la douleur" ; je ne m'y attendais pas et ils sont nettement moins forts, tu as raison. J'avais été aussi choquée par l'étalage d'une intimité que l'on n'avait peut-être pas à connaître. Par contre, je ne me souviens pas d'un entretien avec la seconde femme de Robert Anthelme, je vais rechercher mon exemplaire. J'ai vu des extraits du film qui va sortir la semaine prochaine, j'ai l'impression qu'il est bien fait.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne suis pas prête d'oublier ce livre!
      Cet entretien ne figure pas dans le livre, c'est sur internet qu'il est disponible.

      Supprimer
  2. Cette lecture m'a retournée, autant d'un point de vue émotionnelle que littéraire. C'est pour cela que j'hésite beaucoup à voir l'adaptation cinématographique. Peut-être il me faudrait relire.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je veux tout de même la tenter cette adaptation. Je suis confiante.

      Supprimer
  3. Tu as le mérite d'attirer mon attention sur Duras (et Robert Anthelme donc). Elle m'a toujours fait un peu peur... mais ce que tu en dis l'humanise je trouve.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il faut absolument lire L'espère humaine et quelques Duras aussi.

      Supprimer
  4. Un texte fort et un tel témoignage d'amour.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Fort oui. Sur ta deuxième partie de commentaire, je m'interroge encore. Elle en aimait un autre quand elle a écrit ce texte. Témoignage d'amour ou tentative de se dédouaner, personne ne pourra le savoir. Et finalement, peu importe...

      Supprimer
  5. Ta réflexion est très intéressante. Je me suis souvent trouvée face à cette contradiction également. Je ne sais pas si l'occasion se présentera pour moi de lire cet ouvrage mais s'il croise pas route, je pense que oui.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Sylire! Elle fait partie intégrante de ma lecture.

      Supprimer
  6. J'aime beaucoup ton questionnement ! Je ne crois pas que Duras était très respectueuse de l'intimité des autres à voir comme elle ne l'était pas envers sa propre vie.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. PLus je la lis, moins je me dis que j'aurais aimé la femme qui se cache derrière. Par contre, plus j'aime sa plume.

      Supprimer
  7. beau billet ! Je me disais il y a quelques jours que j'aimerais découvrir ce livre, sais-tu qu'on en a fait un film?

    RépondreSupprimer
  8. Ce texte sur la torture m'avait marquée. Ton billet me donne envie de revenir à Duras un de ces jours, merci.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tout le plaisir est pour moi !
      Il est étonnant ce texte, c'est le seul qui a réussi à se faire une petite place au côté de La douleur.

      Supprimer
  9. Bonjour Valérie, je compte aller voir le film et j'avais eu la chance il y a presque 10 ans de voir une adaptation sur scène avec Dominique Blanc mise en en scène par P. Chéreau: un très grand spectacle. Et quel texte! Bonne après-midi.

    RépondreSupprimer
  10. J'ai vu des extraits du film. Ca n'a pas l'air mauvais mais j'ai le moral dans les chaussettes, je n'ai pas envie d'aller voir ce film, ni de lire Duras...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Les critiques sont très bonnes. Je vais me faire mon opinion cet après-midi.

      Supprimer
  11. Quel beau billet! de Duras je n'ai lu qu'"Un barrage contre le Pacifique" mais j'ai vraiment envie de continuer à découvrir son oeuvre, et ton avis vient à point - avec la sortie du film- pour m'inciter à lire "La Douleur"...merci!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je pense que Barrage contre le Pacifique sera mon prochain, je vais même aller l'emprunter demain.

      Supprimer

Moi par (six) mois

En juillet, je publiais ici le résumé des six premiers mois de mon année. Il fallait bien une suite, la voici donc. Une suite, mais aussi ...