lundi 20 novembre 2017

Le ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras


... leur plus grande douleur et leur plus grande joie confondues jusque dans leur définition devenue unique mais innommable faute d'un mot. J'aime à croire, comme je l'aime, que si Lol est dans la vie, c'est qu'elle a cru, l'espace d'un éclair, que ce mot pouvait exister. Faute de son existence, elle se tait. C'aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d'un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. 

Je pourrais arrêter ce billet sur cette citation, tout est dit dans ce mot tu, toute la beauté de la plume de Duras tient dans cette phrase, l'importance de ce mot-trou, de ce mot qui n'existe pas, la force de ce qui existe mais qu'on ne peut nommer, faute du mot juste. Le choix alors de se taire pour ne pas dénaturer, faute du mot approprié.

Lol Valérie Stein se rend au bal du casino de T. Beach. Elle doit y passer la soirée avec son amie Tatiana et celui dont elle est amoureuse, Michael Richardson. Seulement, tout ne se passe pas tout à fait comme prévu ce soir-là puisque Lol va assister au coup de foudre entre Michael et une autre femme. Dix ans plus tard, Lol vit à S. Tahla, est mariée et mère de deux enfants. Elle semble passer son temps à errer dans les rues. Le hasard va la remettre sur la route de Tatiana, par l'entremise d'un homme qui s'avérera être notre narrateur. 

Ce fut ma première découverte à son propos: ne rien savoir de Lol était la connaître déjà. On pouvait, me parût-il, en savoir moins encore, de moins en moins sur Lol V. Stein. 

Comment expliquer que jamais, avant ce mois d'octobre, personne ne m'ait mis un Duras entre les mains? Je n'en ai aucune idée. Je sais par contre que le souvenir que j'ai de Duras vivante, celle que je voyais à la télévision, ne m'a pas donné envie de la lire. Il m'aura donc fallu attendre le mois dernier pour qu'on me transmette cette auteure. Vous vous souvenez peut-être de mon billet sur la transmission, j'aurais peut-être aussi dû insister sur la beauté du geste pour la lectrice qui le reçoit. Lire ce roman (annoté par les soins de ma passeuse de pépite) fut un ravissement, pas pour Lol mais pour moi. J'ai eu l'impression d'assister à une chorégraphie, à une métaphore répétée de cette scène du bal, mais aussi de l'art qui met en scène une version de la réalité. Le style, la construction et la plume m'ont envoûtée. Ce n'est pas l'intrigue du roman qui importe; d'ailleurs, si vous n'aimez que les romans à intrigue, passez votre chemin. Il faut accepter ici de se laisser emporter par la plume de Duras, de déambuler avec Lol dans les rues de S. Tahla (qui ressemblent sans doute à celles de Trouville que Duras a bien connu mais qui a eu pour moi les contours d'une autre station balnéaire normande) et dans les errements de son esprit. J'ai ressenti une émotion rare à la lecture de ce roman, comme lorsque lorsqu'on part en promenade sans attente particulière et qu'on fait une rencontre. Entre Lol V. Stein et moi, entre Duras et moi, ce fut une rencontre forte. Je n'ai aucun doute que les deux m'accompagneront encore longtemps. J'ai aimé aussi comment Duras traite le thème de la passion, en faisant un mythe non plus pour celle qui a éprouvé la passion mais pour les témoins :
Que cachait cette revenante tranquille d'un amour si grand, si fort, disait-on, qu'elle en avait perdu la raison? 
Lol est la chorégraphe, le metteur en scène de ce roman, tout en en étant la spectatrice. Elle donne le ton, indique sans avoir à ouvrir la bouche les espaces scéniques à utiliser et le narrateur se soumet à cette volonté en recréant les contours de sa relation avec Tatiana. Je pourrais vous citer une multitude de phrases qui ont trouvé écho en moi, notamment celle-ci qui résume, pour moi, à la fois l'art et la réalité et qui m'a rappelé toute ce que pense Antoine Bello sur la réalité qui cesse de l'être à partir du moment où elle est verbalisée puisque le choix d'un mot indique déjà un point de vue: 
Ce qui s'est passé dans cette chambre entre Tatiana et vous je n'ai pas les moyens de le connaître. Jamais je ne saurai. Lorsque vous me racontez, il s'agit d'autre chose. 

Publié en 1964. 190 pages en Folio (avec une couverture qui ne peut que me plaire). 

Merci à Celle qui m'a transmis ce roman et plus qu'un roman, un auteur. Merci pour les discussions qui suivirent et pour m'avoir signalé la double signification du titre. 
A conseiller à tous ceux qui n'ont pas encore lu Duras, même si je pense que ce roman est très féminin. 

                                                             








21 commentaires:

  1. J'ai lu, mais c'est très lointain, Les petits chevaux de Tarquinia et Un barrage contre le Pacifique. Je recommanderais plutôt le deuxième, mais à l'aune de mes goûts de l'époque... :)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je lirai le deuxième, c'est une certitude. Je vais continuer à avancer avec elle à mes côtés.

      Supprimer
  2. C'est génial, ces découvertes tardives. J'ai eu de gros coup de coeur pour certains romans de Duras, surtout pour Le marin de Gibraltar et Les petits chevaux de Tarquinia. Je retiens, avant tout, une atmosphère et une voix.
    Bonne suite!

    RépondreSupprimer
  3. J'ai été très marquée par ma lecture de "La douleur". Je suis subjuguée par sa plume, alors que je n'aime pas du tout la femme, en tout cas ce qu'elle montrait d'elle dans les medias. J'avais lu aussi l'amant il y a nettement plus longtemps.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je suis subjuguée aussi. Peut-être que ce qu'elle montrait à la fin de sa vie n'était pas non plus représentatif de ce qu'elle était vraiment.

      Supprimer
  4. Sous le coup de toutes ces émotions sans doute, tu as rebaptisé Marguerite dans le titre de ton billet. :)
    Oh comme je comprend cet état dans lequel tu te trouves en refermant ce livre!
    Ma rencontre avec cette grande dame date seulement d'il y a deux ans et je me souviens avec une infinie précision de l'endroit où je me trouvais lorsque je la lisais. Lire Duras, c'est un peu comme arrêter le temps; ne demeurent que les mots, ses mots, tant que dure la lecture et longtemps après.

    http://austintoutvabien.overblog.com/2015/08/la-douleur-de-marguerite-duras.html

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui et la difficulté consiste à faire durer autant que faire se peut un texte de moins de 200 pages. Heureusement qu'il reste de nombreux autres textes.

      Supprimer
  5. Il faut que tu lises "L'amant", une de mes plus belles émotions de lecture !

    RépondreSupprimer
  6. Tu relates magnifiquement ta première rencontre avec Duras, ton billet est vraiment très beau. Et dire que je n'ai jamais lu Duras (mais j'ai le même ressenti que toi, l'image qu'elle renvoyait de son vivant ne m'a jamais donné envie d'ouvrir un de ses livres).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Jérôme. Tu sais comme moi la frustration qui peut suivre l'écriture d'un billet sur un roman qu'on adore. Il faudrait avoir son talent pour lui rendre l'hommage qu'elle mérite.

      Supprimer
  7. Ah, belle rencontre. Duras m'accompagne depuis... et régulièrement. Quelle plume. Jamais de déception. Et celui-ci, de roman, particulièrement marquant.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Elle va m'accompagner longtemps aussi, c'est une certitude.

      Supprimer
  8. jamais lu ce livre et tu as raison, j'ai tort! Contente que tu aies fait cette belle découverte! J'avais dévoré L'Amant il y a quelques années (20 ans?!)

    RépondreSupprimer
  9. J'ai lu "l'amant" il y a longtemps (et vu l'adaptation cinématographique qui est très bien également) mais je me suis arrêtée là. Tu attises ma curiosité avec ce titre.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. J'ai vu l'adaptation aussi et il me semble qu'elle m'avait plu.

      Supprimer
  10. Je n'aimais pas trop Duras avant et puis un jour, j'ai lu un extrait d'un de ses livres en cours à voix haute, et je me suis dit que c'était rudement beau. Il faudra que je lise celui-là !

    RépondreSupprimer

Moi par (six) mois

En juillet, je publiais ici le résumé des six premiers mois de mon année. Il fallait bien une suite, la voici donc. Une suite, mais aussi ...