mardi 12 juin 2018

Correspondance d'Albert Camus et Maria Casares (partie 1: Camus)

Je sais bien, il y a des mots qu'il suffirait que je prononce. Je n'ai qu'à me détourner de cette part de ma vie qui me limite. Ce sont des mots que je ne prononcerai pas, parce que j'ai donné ma parole et qu'il y a des engagements qu'on ne peut pas rompre, même si l'amour n'y est pas. 

Albert Camus rencontre Maria Casares en 1944. Il vit alors éloigné de sa femme et engage Casares pour le rôle de Martha dans Le Malentendu. Ils deviennent très vite amants mais la comédienne met un terme à cette relation quand Francine Camus rejoint son mari. Quatre ans plus tard, ils se croisent dans les rues de Paris. Leur histoire d'amour durera jusqu'à la mort de Camus. 
Ceux qui croient au destin adoreront les débuts de cette histoire, ceux qui n'y croient pas y verront des débuts romanesques. C'est la première fois que je referme un livre de plus de 1200 pages et que je regrette qu'il soit fini. Se pose maintenant la question : comment chroniquer un tel livre en un billet ? Ce sera impossible, Camus et Casares auront donc chacun leur billet.  Commençons par le fait qu'il n'y a pas de lassitude parce que si certaines lettres semblent répétitives, ça ne dépasse pas deux cent pages, dans les débuts de leur amour. Plus on avance, plus leur amour gagne en sérénité, leur vie aussi en apparence et j'ai envie de dire heureusement parce que les quatre cent premières pages ne donnent pas du tout envie de tomber amoureux, surtout dans une relation nécessitant des séparations parfois longues (deux mois l'été) et fréquentes. Ils ne semblent heureux ni quand ils sont ensemble, ni quand ils sont séparés. Dans cette partie, j'ai trouvé Camus possessif, déplaisant, enfilant les reproches  et là, j'ai presque regretté d'avoir commencé la lecture. 
Car l'idée qui me poursuit depuis une semaine et qui me tord le cœur, c'est que tu ne m'aimes pas. Parce qu'aimer un être, ce n'est pas seulement le dire ni même le sentir, c'est faire les mouvements que cela commande. 
Mais personnellement je n'ai qu'un désir en ce qui te concerne quand je ne suis pas près de toi : te savoir dans une chambre, seule, enfermée à double tour jusqu'à mon arrivée.
Camus, l'homme engagé qui ose critiquer le communisme, s'insurge contre la peine de mort, démissionne de l'UNESCO pour protester contre le franquisme, cet homme-là ne pouvait pas tomber du piédestal sur lequel je l'ai déposé l'année de mes seize ans. Alors, c'est vrai que l'homme m'a déçue, un peu, beaucoup parfois, parce que justement, c'est un homme ( par là, j'entends un membre de l'espèce humaine) avec ses défauts et ses failles, des failles qu'on sent bien présentes dans cet échange et qui en dit ainsi long sur l'intimité entre ces deux êtres. Camus était un être visiblement torturé et souvent malade. L'échange se lisant comme un roman, j'ai bondi dans les premières lettres où il mentionne Catherine Sellers parce que bien sûr, je n'avais pas envie de savoir qu'il avait d'autres aventures. Maria Casares a d'ailleurs un flair infaillible et déguise à peine ce qu'elle pressent. Et puis, je me suis dit qu'après tout, chacun a le droit de mener la vie qu'il veut, que je n'avais pas à juger. Et j'ai refermé le livre en me disant que c'était un amour à vivre, sans aucun doute. Enfin moi, je l'aurais vécu. 
Cet échange nous prouve que dans une correspondance, ce n'est pas toujours l'écrivain qui écrit le mieux mais nous y reviendrons. Malgré tout, quelques phrases de Camus m'ont marquée: 
On dit quelquefois qu'on choisit tel ou tel être. Toi, je ne t'ai pas choisie. Tu es entrée, par hasard, dans une vie dont je n'étais pas fier, et de ce jour-là, quelque chose a commencé de changer, malgré moi, malgré toi aussi qui était alors lointaine...
Je sais cela maintenant et le besoin que j'ai de toi n'est rien d'autre que le besoin que j'ai de moi. C'est le besoin d'être et de ne pas mourir sans avoir été. 
 (1956) Ne t'excuse pas d'avoir parlé d'amitié. Je suis aussi ton ami et à un certain degré de chaleur mutuelle, les cœurs fondent ensemble dans quelque chose qui n'a plus de nom, où les limites disparaissent...
Il y a bien longtemps que je ne lutte plus contre toi et que je sais que, quoi qu'il arrive, nous vivrons et mourrons ensemble. 
Comme je l'ai noté, la fin de la correspondance est plus sereine, Camus a d'autres relations et on le sent même si ce n'est jamais clairement dit, mais l'intensité des sentiments de Camus envers Casares perce toujours, à travers une certaine gravité:
Tu es ma douce, ma tendresse, ma savoureuse aussi, et mon unique. Nous plaisantons souvent sur nos flirts et nos sorties. Mais un temps vient, de loin en loin, où il faut cesser de plaisanter peut-être. Auprès de toi, le monde entier n'est pour moi qu'une ombre décolorée. Exception faite pour mes enfants, il pourrait s'évanouir sans que rien ne change. Toi seule est fixe, toi seule m'emplit. 
L'intérêt de cette correspondance dépasse évidemment la relation amoureuse. Camus y évoque les pièces qu'il monte, les essais qu'il écrit, le roman qu'il ne finira jamais, ses doutes quand à l'écriture et la réception de son oeuvre, la dépression qui suit la fin du processus d'écriture : 
"Les Justes" ne sont pas un succès (mes œuvres d'ailleurs ne sont jamais des succès. C'est mon oeuvre qui en est un, provisoirement, et Dieu sait pourquoi). 
J'ai aussi appris qu'il arrivait à Camus d'endosser un rôle pour quelques représentations.
Camus a beau être pour moi le symbole de la tolérance, il peut tomber dans les clichés, ce qui  est drôle: 
... j'ai cueilli un anglais sur la route de Grasse. Il allait de Rome à Londres, en auto-stop. Mais il n'était pas très causant et même plutôt pesant et emmerdeur comme beaucoup des fils de Shakespeare. 
On apprend aussi que Camus aimait les corridas dont il se sortait vidé comme s'il avait "fait six fois l'amour", et qu'il aimait le foot puisque Casares s'excuse de lui faire rater un France- Suisse. On découvre en Camus un père aimant mais parfois agacé, déçu que ses enfants ne lui aient pas souhaité la fête des pères (en 1956).

Publié Chez Gallimard en septembre 2018. 1296 pages. 

Merci à Catherine pour le prêt de ce livre qu'il va me falloir acheter maintenant (une seconde fois donc).
A conseiller à soi-même avant tout. Je ne suis pas certaine de le conseiller comme cadeau à un amoureux mais je suis presque certaine de l'offrir à nouveau. 

10 commentaires:

  1. Je l'ai vu à la bibli, ce gros bouquin. Pas sûr que je réussisse à lire 1200 pages de ce genre (autant commencer à lire Camus par d'autres oeuvres)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Sans aucun doute, ce n'est pas l'entrée idéale pour découvrir Camus.

      Supprimer
  2. Ça a l'air très beau et c'est très tentant, bien que les correspondances ne m'attirent généralement pas du tout (j'ai celles de Neal Cassidy dans ma PAL depuis une éternité, et je n'arrive pas à m'y mettre...).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne connais même pas Neal Cassidy, je file me cultiver.

      Supprimer
  3. Ton billet me renvoie à une question à laquelle je ne sais toujours pas donner de réponse : doit-on, peut-on, faut-il distinguer l'homme de l'artiste ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je pense que là, c'est même plus complexe parce que je n'ai aucun problème, bien au contraire, avec l'homme engagé. C'est vraiment sa vie intime qui pourrait poser problème. Mais finalement, j'ai l'impression surtout d'avoir un portrait plus global et complexe de lui et ce n'est pas désagréable.

      Supprimer
  4. Je ne me suis pas encore trop penchée sur camus. ( J'ai lu juste l'étranger, je pense). Pourquoi pas mais pas tout de suite...

    RépondreSupprimer
  5. Je me suis régalée avec cette correspondance. Deux êtres exceptionnels.
    Bon week end.

    RépondreSupprimer

Moi par (six) mois

En juillet, je publiais ici le résumé des six premiers mois de mon année. Il fallait bien une suite, la voici donc. Une suite, mais aussi ...